Nous voici donc partis, ce matin, à la découverte, à pied, de Tríkala-ville. Il faut d’abord que je vous dise que, depuis bientôt 50 ans que je viens en Grèce, je suis passé par là bien des fois, sûr que Tríkala est de ces villes où l’on peut se passer de s’arrêter tant elles se ressemblent et ont été détruites par la liquidation, à partir des années 1950, de leur patrimoine architectural ottoman et néoclassique. Fatale erreur !
Parce que si vous visitez Tríkala avec Panagiótis, vous verrez ce que vous ne verrez pas seul. Il va ainsi vous raconter que tel pont qui franchit la charmante rivière qui traverse la ville a été construit par un architecte français disciple de Eiffel, que là-bas, encore lorsqu’il était ado, se trouvait la taverne tenue par les deux frères du géant du rebétiko, Vassílis Tsitsánis où il allait le écouter parfois et où le grand frère jouait parfois encore quand il revenait dans la famille.
Il va bien sûr vous montrer la superbe mosquée, bâtie sur les plans de Sinan, le grand architecte arménien raflé enfant au titre de l’impôt du sang pour en faire un janissaire, par le pacha parent de Soliman, exilé là comme gouverneur par le sultan qui n’en voulait plus à Constantinople – et enterré là, dans l’élégant mausolée bâti derrière la mosquée.
Puis il va vous emmener en face dans le hammam, double, une partie pour les femmes une autre pour les hommes, construit par le même gouverneur et magnifiquement restauré: on y voit les restes de tuyauterie en terre cuite circulant dans les murs, on y explique l’importance de ce lieu d’hygiène et de convivialité, on y apprend que les chrétiens y avaient accès, car il s’agissait d’une œuvre charitable du gouverneur au prix d’entrée très faible, mais qu’ils y étaient – comme dans tous les autres compartiments de l’existence – ségrégués, cantonnés dans une zone et interdits d’utiliser les mêmes serviettes que les musulmans.
Il faut vous expliquer qu’en Thessalie, l’occupation turque dura cinq siècles, des années 1390 à 1881, et que sous l’occupation turque nul chrétien ne pouvait être propriétaire de la terre, raison pour laquelle beaucoup de chrétiens donnèrent leur terre à l’Église, car les Turcs respectaient en revanche la “propriété de Dieu”… C’est une des origines de la propriété foncière de l’Église. Et que la plaine thessalienne fut une des régions de Grèce, avec la Thrace, où l’accaparement de la terre riche par l’occupant fut la plus complète et l’installation d’une population turque fut la plus massive.
Comme en Crète ou en Bosnie, où les aristocraties terriennes locales se convertirent à l’Islam pour conserver leurs terres, les musulmans résidaient majoritairement en ville exploitant une main d’œuvre rurale chrétienne réduite à une manière de servage. La Thessalie, riche dans sa partie de plaine, fut en outre le domaine privilégié des grands domaines – le tchiflik – où la main d’œuvre chrétienne était particulièrement exploitée et durement traitée, provoquant un enchaînement de révoltes et de massacres.
Lors de la libération de la Thessalie qui n’intervint qu’en 1881, comme conséquence à retardement de la raclée infligée par les Russes aux Turcs en 1877-1878, elle-même provoquée par toute une série de massacres à connotation génocidaire perpétrés par les Turcs sur les populations orthodoxes des Balkans, ces populations rurales ne virent d’ailleurs pas leur sort s’améliorer beaucoup – massacres en moins tout de même ! -, les nouveaux propriétaires grecs, négociants des villes, rachetant à bas prix les tchifliks aux propriétaires turcs devenus indésirables.
Cette situation donna naissance en Thessalie à des luttes sociales dans lesquelles s’enracina une radicalité politique qui n’est pas pour rien dans le fait que Tríkala et sa région devinrent un des fiefs de l’EAM-ELAS, le mouvement de Résistance majoritaire durant l’occupation italienne puis allemande, organisé autour du parti communiste, mais rassemblant bien au-delà et notamment la vieille mouvance agrarienne issue de ces luttes sociales anciennes d’une paysannerie surexploitée. Et qui n’est pas pour rien non plus dans ce qui s’y passa durant la guerre civile.
Panagiótis vous expliquera aussi que ce hammam fut transformé en prison par l’État grec – une prison où pouvaient être détenus une grosses centaine de prisonniers et où l’on en entassa plus de 600 au plus fort de la guerre civile. Avant que n’y soit détenu, après 1974, Ioánnis Ladás, un des colonels auteurs du coup d’État de 1967.
Panagiótis, toujours aussi perspicace, vous fera enfin remarquer deux choses sur le panneau chronologique qui résume les étapes de l’évolution de ce bâtiment. D’abord que tous les événements mentionnés ont un rapport direct avec l’histoire locale, sauf un: 1981, entrée de la Grèce dans l’UE… qui n’existe pas alors, mais on s’en fout ! Et que diable cette entrée a-t-elle à voir avec l’histoire de ce monument, de Tríkala ou de la région ? Où la propagande ne va-t-elle pas se nicher ?! Quant à l’autre chose, qui n’avait jamais attiré mon attention jusque-là: il semble que la novlangue européenne ne supporte plus qu’on parle de libération de la Thessalie pour 1881, mais seulement de rattachement à la Grèce. Mais on ne rattache que ce que l’on peut détacher, non ?
Nouvelle journée superbe… oui, je sais, j’use beaucoup de cet adjectif, avec Panagiótis Grigoríou
dans les montagnes de Thessalie.
Aujourd’hui, je vais donc vous parler de la Résistance et d’un homme: Thanássis Kláras, de son nom de guerre Áris, le dieu grec de la guerre que nous connaissons sous le nom d’Áris Velouchiótis, du nom d’un des sommets du Pinde. Engagé dans les Jeunesses communistes à 17 ans en 1922, Áris traînera trois boulets durant toute la guerre. Il est un petit bourgeois, son père est avocat, par nature suspect dans un parti ouvriériste ; arrêté et torturé par la police politique du dictateur Metaxás, il sort de prison après avoir signé une déclaration de repentir, sur ordre du Parti ou pas ; il n’est jamais passé par Moscou, donc suspect aux kominterniens qui sont à la tête du Parti. Et pour finir, il n’est guère doué pour obéir.
Fin 1941, la Grèce est sous triple occupation italienne, allemande et bulgare depuis le printemps avec un gouvernement collaborateur à Athènes, début 1942, il outrepasse les instructions de la direction du Parti, qui privilégie alors la lutte urbaine, manifestations, grève, en prenant le maquis en Grèce centrale. Très vite, il obtient un éclatant succès en éliminant la milice que les Italiens ont constituée en tentant d’exploiter le particularisme de la population aroumaine, ou valaque, par la promesse de constitution d’une principauté valaque au cœur du Pinde – sans beaucoup de succès car le patriotisme grec de cette minorité de langue latine est vif et intransigeant.
Ses premiers compagnons s’emparent alors de la toque noire des miliciens, y gagnent le nom de Mavroskoúfides, forment la garde rapprochée d’Áris et deviennent une véritable légende, prenant rang parmi ces figures héroïques de la Grèce contemporaine – des klephtes des temps ottomans aux andártes, maquisards, de la guerre d’indépendance ou des soulèvements crétois ou macédoniens. Áris va dès lors organiser l’ELAS, bras armé du Front de Libération nationale, EAM, organisé autour du parti communiste mais qui regroupe largement au-delà jusqu’à des éléments du centre républicain.
L’ELAS sera de loin le principal mouvement armé de Résistance et le seul présent sur tout le territoire – sauf en Crète où la Résistance communiste intègre une organisation régionale. Áris y fait régner une discipline de fer, conscient qu’une armée de guérilla ne peut vivre sans le soutien de la population et que ce soutien ne peut exister si les vols, les viols ou les réquisitions excessives le lui aliènent.
L’ELAS organise aussi, dans cette “Grèce libre” où, dès 1942, les occupants ne se risquent plus guère que pour de sanglantes opérations punitives dont les civils sont les principales victimes, une laokratía, démocratie populaire, qui doit préfigurer le régime d’après guerre de démocratie “bourgeoise” et républicaine, qui n’existe plus en Grèce depuis 1935, doublée d’une “démocratie sociale” que la Grèce n’a jamais connue. Le problème, c’est que les Anglais, ou certains d’entre eux – notamment Churchill, plus que les militaires ou le Foreign Office qui, eux, cherchent l’efficacité et sont donc mieux disposés envers l’ELAS – veulent à tout prix une restauration monarchique au profit de la dynastie germano-danoise qui a couvert la dictature fascisante d’avant-guerre et est très largement déconsidérée ou haïe. en conséquence, les Anglais vont outrageusement favoriser, en or comme en armements ou équipements divers, les mouvements rivaux de l’ELAS à l’efficacité militaire pourtant bien moindre… quand certains de ces mouvements, par anticommunisme, ne flirtent pas avec l’occupant, ou ne basculent pas dans la collaboration.
Dès le temps de guerre, Churchill sème et cultive ainsi les graines de la guerre civile. Et tandis que les politiques de l’EAM louvoient…et se font avoir par les Anglais en multipliant les erreurs tactiques, négociant quand ils sont faibles, refusant d’exploiter leurs avantages quand ils sont forts, multipliant à contretemps les concessions sans contreparties, Áris est partisan d’une ligne dure, à la Tito, “désarmant” ou liquidant des maquis rivaux, ignorant ou outrepassant les ordres des politiques qui le suspectent de tentations bonapartistes, le rappellent à l’ordre, le menacent… mais ne peuvent rien contre lui tant est grande sa popularité et forte la symbolique patriotique de l’héritier des combattants de la guerre d’indépendance qu’il incarne. Or tout se complique à partir de l’armistice italien du 3 septembre 1943.
Les Italiens qui occupaient la plus grande partie de la Grèce, combattaient l’ELAS, massacraient les civils et torturaient autant que les Allemands, mettent la crosse en l’air et les portes des arsenaux des casernes s’ouvrent. L’ELAS va s’en trouver renforcée d’autant. Elle va aussi devoir “gérer” les prisonniers !
Car à Pýli où commença notre balade du jour, à la limite de la plaine et de la montagne, à deux pas du premier pont ci-dessous, un pont du XVIe siècle, construit comme le second par un évêque local, un de ces ponts superbes qu’on trouve dans ces montagnes qui échappaient en partie au pouvoir ottoman et où se développèrent des routes commerciales irriguant tout les Balkans jusqu’en Autriche, c’est une division italienne – la Pinerolo – presque au complet dont le commandant remit la reddition à Áris.
Les prisonniers Italiens seront alors répartis dans des villages et partageront les aléas de la vie des habitants – la faim souvent et parfois les massacres d’expéditions punitives allemandes. En octobre 1943, l’ELAS ayant détruit un important convoi allemand dans la plaine, repartit dans la montagne avec 79 prisonniers allemands. Le commandement local de la Wehrmacht ayant refusé l’échange de prisonniers proposé par Áris, celui-ci fit informer les prisonniers qu’ils auraient à choisir entre la participation à des travaux de logistique pour l’ELAS ou l’exécution. 75 refusèrent la première option. Leur exécution eut lieu tout près de la superbe église aux 13 dômes de Moní Timíou Stavroú, église de 1770, qui n’a, semble-t-il qu’un seul équivalent, en Serbie, dernière étape de notre balade du jour.
Mais entre Pýli et cette église, nous avons parcouru la magnifique vallée de l’Aspropótamos, ou Akhelóös, dans laquelle plus aucune maison d’aucun village n’est antérieure à 1943. Car en représailles de l’exécution, nos amis allemands, si prompts à donner des leçons de morale à l’Europe entière, et d’abord aux Grecs auxquels ils n’ont jamais rien remboursé de ce qu’ils leur ont volé, ni payé aucun dommage de guerre, nos amis allemands envoyèrent dans cette vallée une colonne de la mort qui brûla tout, viola, massacra tout ce qui tomba sous sa botte – Oradours par dizaines. En prime, une superbe salamandre rencontrée près du Moní Timíou Stavroú.
La découverte de la “Thessalie insolite” avec Panagiótis Grigoríou que je vous fais partager depuis quelques jours est vraiment pleine d’émotions d’une grande intensité, et si vous voulez les éprouver, vous aussi, je vous recommande vraiment de faire cette découverte en sa compagnie.
Car ce que je vous dis ici, ce n’est qu’une partie de ce qu’il vous montrera, et les mots, comme les photos, sont bien impuissants à rendre compte de la splendeur des paysages que vous traverserez avec lui, sur de petites routes, sur des chemins de traverse, jusqu’en des endroits qu’aucun guide, ni même souvent aucun panneau de signalisation n’indique.
Aujourd’hui, nous avons ainsi commencé par une petite église du XIIIe siècle, nichée dans la verdure, près de la rivière qui passe sous le pont de Pýli que je vous ai montré hier. Cette église, la Porta Panagía, qui, comme toutes les églises de Grèce se prépare pour le 15 août, est un petit bijou construit en partie avec des matériaux de récupération du temple d’Athéna auquel elle a succédé.
Elle a un très beau Christ Pandokrátor du XIVe et une particularité qui la rend unique. Dans toutes les églises de Grèce, sur l’iconostase, le Christ se trouve à droite de la porte centrale, puisqu’au ciel il siège à la droite du père. Et la Vierge est donc à gauche. Or ici, alors que les mosaïstes travaillaient à composer la représentation de la Vierge à sa place habituelle, son image leur apparaissait sans cesse de l’autre côté… Si bien qu’ils finirent par lui obéir et que cette église est la seule de Grèce et du monde orthodoxe où la mère occupe la place en principe dévolue à son fils.
Quant à la fin de notre boucle du jour, elle nous a conduits dans un autre lieu extraordinaire, à une vingtaine de kilomètres derrière les Météores et ses foules, à un endroit où nous étions seuls avec les cigales et les oiseaux, et où le relief est le même, en moins haut, qu’aux Météores. Pas un panneau, pas une indication, mais un endroit magique: une skite d’ermite, dans le rocher, avec son décor peint, de plusieurs mains et de plusieurs époques – dont un incroyable Jonas dans la gueule de la baleine. Au milieu de la boucle que nous avait concoctée aujourd’hui Panagiótis Grigoríou, se trouvait Pertoúli.
Pertoúli fut la capitale de l’andártiko, la “Grèce libérée” par l’ELAS. Le village fut finalement brûlé et détruit jusqu’à la dernière pierre par nos amis allemands, si prompts à donner des leçons de morale à toute l’Europe et qui n’ont jamais rendu aux Grecs ce qu’ils leur ont volé, pas plus qu’ils ne leur ont payé de dommages de guerre après avoir mis le pays à sac, l’avoir réduit à la famine et avoir détruit des centaines de villages ainsi que la quasi-totalité des infrastructures du pays.
Bref, Pertoúli qui comptait un millier d’habitants en 1939, en comptait 0 en 1944, et ne fut progressivement reconstruit et repeuplé qu’à partir de 1958. Pour être de nouveau ruiné par la politique allemande imposée aux gouvernements collabos depuis 10 ans sous prétexte d’Europe, puisque sa petite prospérité reposait sur un tourisme intérieur désormais totalement effondré, les ex-classes moyennes paupérisées par l’euro et les politiques allemandes qui vont avec n’ayant plus les moyens de partir en vacances.
Pour terminer ce post, je vous dirai que trois choses m’ont choqué à Pertoúli. D’abord que l’État grec n’a pas jugé nécessaire d’élever un mémorial aux héros de la Résistance de l’ELAS à cet endroit symbolique: parce que la guerre civile a eu lieu, la mémoire de la Résistance ELAS continue à sentir le soufre. Face à cette carence, le Parti communiste grec, le KKE, a rempli le vide, mais d’une façon qui me choque tout autant. L’ELAS, comme l’EAM dont elle était le bras armé, ont certes été organisés par le KKE.
Mais ils étaient des fronts, rassemblant des partis, organisations er sensibilités différentes, jusqu’à de larges franges de clergé et de sa hiérarchie. Prétendre que les combattants ont rejoint l’ELAS par engagement idéologique communiste relève de la fiction – pour rester aimable.
L’immense majorité des combattants de l’ELAS l’ont rejointe par élan patriotique bien plus que par adhésion à une idéologie. Or le monument, s’il arbore le texte d’une chanson de la Résistance indiquant la filiation des andártes de l’ELAS avec les combats pré patriotique de la période ottomane et patriotique de la guerre d’indépendance “Klephtes, palikares, andártes et toujours le même peuple”, les énormes marteau et faucille témoignent aussi d’une volonté d’appropriation qui ne peut que diviser.
Enfin, ce monument est vandalisé d’une manière scandaleuse et répugnante, quelles que soient les réserves qu’on peut formuler sur sa symbolique.
Bref, la guerre civile mémorielle continue !
Olivier Delorme, Historien & Romancier (Paris, France)